CHAPITRE XI

Je ne m’inscrivis pas dans un hôtel. On m’aurait trop facilement retrouvé. Dans une rue secondaire, je trouvai une maison meublée, portant le nom très distingué de « Résidence Ellesmere » et qui, à part le nom, ne pouvait guère prétendre à l’élégance.

Couloir poussiéreux, pas de bureau de réception. Au mur, une carte jaunie, maculée de chiures de mouches et écrite à la main invitait les visiteurs à frapper à la porte de l’appartement n° 1 et à demander M. Rowton. M. Rowton lui-même était en harmonie avec la demeure. Il vint à la porte en maillot de corps et bretelles. C’était un homme courtaud, gras, à l’œil humide, à l’air bonasse et négligé, qui sentait la bière.

Il semblait ennuyé d’être dérangé. Je lui dis que je m’appelais Kingston et lui versai un mois d’avance. Après cela, il ne m’en voulut plus de l’avoir dérangé et ne se serait pas formalisé si je m’étais inscrit sous le nom de Khrouchtchev.

Il n’y avait pas d’ascenseur. L’appartement était au deuxième, en façade, et comprenait deux chambres, une cuisine, une salle de bains et un téléphone mural, qui remontait au temps de Clara Bow. Le réchaud de la cuisine était graisseux et, en voyant le lit, je crus plus sage de ne pas inspecter le matelas. Le mobilier du salon comprenait un fauteuil délabré, deux chaises et une table portant deux cendriers publicitaires pour des lampes de radio. De l’autre côté de la rue, l’enseigne au néon d’un bar envoyait des lueurs alternativement rouges et vertes dans l’appartement, même quand les lampes étaient allumées. Le logement était imprégné d’une odeur écœurante de graisse rance et de lit mal aéré.

M. Rowton avait l’air de me trouver bien convenable. Il fit claquer ses bretelles et m’invita chez lui à boire une bière. Je lui expliquai qu’il fallait que je ressorte, ayant beaucoup à faire. Dès qu’il fut parti, je m’assis dans le vieux fauteuil, en me demandant ce que je pourrais bien entreprendre. Il est futile de chercher à placer un direct, quand on a les yeux bandés.

Mes jambes me faisaient mal, après le matraquage. J’étais déjà assez déprimé, aussi évitai-je de les regarder. Je m’assis en contemplant mes mains, qui changeaient de couleur à chaque clignotement de l’enseigne, de l’autre côté de la rue. Je me levai pour ouvrir une fenêtre. En face, le bar était plein. Un appareil à disques déversait de la musique, j’avais envie de boire. Je passai dans la salle de bains, m’aspergeai le visage et me regardai dans la glace fêlée.

Il y avait une marque de chaque côté de ma gorge, mais autrement les coups ne se voyaient pas trop. Je bus une gorgée d’eau et sortis consulter l’annuaire téléphonique. Il datait de deux ans mais, même à cette époque, le nom de Léo Holst n’y figurait pas.

Je téléphonai à Los Olmos. Fay me répondit.

— Oui, tout va bien, dis-je. Fay, je n’ai pas été très gentil, ce soir. Comment va Johnny ?

— Il est encore éveillé. Il sanglote à fendre lame. Chester est auprès de lui.

— Ah ! Bon… Fay, si on téléphone, tu diras que tu ne sais pas où je suis, que j’ai quitté Hollywood.

— C’est ce que j’ai déjà fait. Un homme a téléphoné il y a une demi-heure.

— Il a donné son nom ?

— Non, mais il avait un accent irlandais. Je pense qu’il ne m’a pas crue quand je lui ai dit que tu étais parti, alors il m’a laissé un message. Tu écoutes ? Voilà le message : « Tu ne peux pas te défiler. Il va revenir chercher » le truc que tu ne lui as pas donné. » Al, j’ai si peur ! Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Rien d’important. Rien qui te concerne.

— Ça a un rapport avec Batry Kevin ?

— Ecoute, cherche pas à deviner. Tiens-toi en dehors de ça. Dis à Chester qu’en aucune circonstance il ne doit alerter ses amis de la police. Je te rappelle demain matin.

Je raccrochai, bus encore une gorgée d’eau et sortis.

Dans le bar, le tourne-disque s’était tu, mais les ivrognes chantaient. Je sortis de Hollywood pax des rues détournées et pris la direction de Beverley Hills. La nuit était belle. Onze heures allaient sonner. Je songeai au papier que l’Irlandais n’avait pas trouvé. Quel papier ? Il fallait bien que je prenne une initiative quelconque…

Je rangeai la voiture à l’ombre d’un arbre près du mur de stuc blanc qui clôturait le jardin, éteignis les phares et revins sur mes pas. Les grilles de fer forgé étaient fermées. Je jetai un coup d’œil circulaire. Rien ne bougeait. Je m’approchai de la grille, accrochai ma veste à un piton et sautai dans le jardin sur le sentier de gravier. J’éprouvai une douleur sourde dans les jambes, mais elle se dissipa quand je les eus frottées.

La grande maison était plongée dans les ténèbres. Je traversai la pelouse montée en graine, pour ne pas laisser d’empreintes de pas, mais dus traverser le rond-point semé de gravier, devant la porte d’entrée. Elle était fermée. Je ne sonnai pas. Sur la pointe des pieds, je contournai la maison à moitié.

La porte-fenêtre céda à la première poussée.

Je m’arrêtai à l’intérieur, guettant le cri du perroquet. J’attendis un bon moment, du moins c’était mon impression, regrettant de n’avoir pas emporté de lampe de poche. Je cherchai à tâtons mon briquet et décidai de commencer par la chambre à coucher.

Je fis un pas en avant et la lumière jaillit.

Karen Kevin était sur le divan de cuir brun, un verre à la main et l’autre main sur l’interrupteur de la lampe. Elle portait une robe simple, d’un bleu très foncé, qui répondait à la description du journal. La bouche molle et l’œil vague, elle avait dû prendre des somnifères et avoir bu ensuite. Elle était saoule.

— C’est vous, fit-elle lentement, puis vida son verre. Je croyais que c’était encore un journaliste. De quoi s’agit-il ?

On aurait dit qu’elle venait d’apprendre à parler et que le langage était encore pour elle une chose nouvelle et étrange.

_ Je suis venu vous présenter mes condoléances, dis-je.

_ Je vous en remercie, si ce n’est pas un mensonge.

(Elle se leva, chancelante, et s’approcha du bar.) De toute façon, ça n’a pas d’importance, puisque vous n’êtes ni journaliste ni amateur de souvenirs… Prenez un verre. J’ai découvert que c’est assez agréable de boire.

Elle pencha la bouteille et renversa la moitié de son contenu sur le bar, en s’esclaffant. Puis elle reposa soigneusement la bouteille et, d’un pied incertain, regagna le divan.

— Servez-nous, me dit-elle. Servez-nous bien. Je vais me saouler.

Saoule, elle l’était déjà. Je savais par expérience ce qu’elle éprouvait, et j’eus de la peine pour elle. Je mis le verre dans sa main inerte en lui disant :

— Vous ne devriez pas rester dans le noir, même pour déjouer les journalistes. Ils finiront bien par vous trouver.

— Me trouver, cela n’a pas d’importance, articula-t-elle. Le plus fatigant, c’est qu’ils veulent me voir dans la grande scène du trois, m’arrachant les cheveux et me frappant la poitrine. Je me demande bien pourquoi je ferais ça, puisque je ne souffre pas le moins du monde ?

Elle mordit sa lèvre inférieure et fondit en larmes. Je m’assis près d’elle.

— Oh ! Allez-vous-en, j’ai eu mon plein de bons sentiments, aujourd’hui. (Je me levai.) Mais avant, monsieur Dufferin, voudriez-vous me remplir mon verre encore une fois ? fit-elle avec une dignité d’ivrogne.

Je m’exécutai. Ce n’était pas très louable, mais je voulais la faire parler.

— On n’aurait pas dû vous laisser seule, madame Kevin, dis-je. Où est votre sœur ?

Pas de réponse.

— Elle n’aurait pas pu se passer de Frascatti, au moins pour une journée ?

— Frascatti ! (Sa lèvre se retroussa, elle montrait ses belles dents blanches comme un chien en colère.) Ce maquereau !

— Vraiment ?

— Il veut me faire croire qu’il est amoureux d’elle. Je connais la musique ! C’est à cause d’elle que j’ai épousé cet autre petit égocentrique. Et voilà qu’elle se trouve un type qui est encore pire. Je vais vous dire une chose : j’en ai assez d’elle. D’ailleurs, j’ai fermé la grille. Elle ne rentrera pas, sauf à mes conditions. Et lui, il n’en voudra plus, quand il apprendra qu’il ne peut pas toucher le fric tant qu’elle n’est pas majeure. Elle reviendra.

— Mais bien sûr.

— Ce qui est bête, c’est que je l’aime tellement, cette gosse !

Des larmes apparurent dans les yeux de Mme Kevin. Je connaissais maintenant la cause de sa souffrance. Ce n’était pas la mort de Barry Kevin.

Je m’assis près d’elle, versai un peu d’alcool dans son verre.

— On m’a dit que votre mari était toujours en quête d’argent. Mais je ne savais pas qu’il était capable de vivre aux crochets d’une femme.

— De n’importe qui. Il était prêt à tout pour financer son retour à l’écran. Il était prêt à épouser Gloria, avec l’intention de trouver ensuite un moyen pour toucher l’argent avant sa majorité. Il en était parfaitement capable. Mais il s’est dit qu’avec moi ce serait encore plus facile. Seulement, je l’ai possédé. Elle était belle, notre vie conjugale !

Elle s’interrompit brusquement, me regarda, le sourcil froncé, puis s’écria d’un ton indigné :

— Mais cela ne vous regarde d’aucune façon, monsieur Dufferin ! Allez-vous-en ! Non, je n’ai plus soif. Qu’est-ce que vous faites ici, d’abord ?

— Je vous offre ma sympathie. J’ai déjà téléphoné dans la journée, mais vous aviez donné des instructions pour qu’on ne vous dérange pas.

Elle souleva les paupières, puis les abaissa avec un effort visible.

_ Je ne vous crois pas, dit-elle. Vous êtes un menteur. D’ailleurs, vous avez sûrement escaladé la grille pour arriver ici.

_ Je voudrais vous demander aussi si vous étiez au courant pour le film que votre mari se proposait de tourner.

— Encore un mensonge ! Quel film ? Il n’y en avait pas. Il s’en serait vanté dans tout le patelin, il l’aurait crié sur les toits… Mais il était cuit. Il le savait, il n’avait ni argent ni amis.

— Il avait de l’oseille par Léo Holst.

— Moi, je ne sais même pas qui est ce Léo Holst.

Elle ouvrit et ferma de nouveau les paupières. Le verre lui glissa de la main et tomba sur le sol. Le tapis absorba le whisky.

— Qu’est-ce que vous cherchez à faire, monsieur Dufferin ? me demanda-t-elle.

— Votre mari n’avait pas certains papiers en sa possession ?… Il les gardait peut-être dans un coffre… ou dans un tiroir fermant à clé ?

— Je vais vous le dire, moi, ce qu’il gardait… (Elle se leva, prenant appui des deux mains sur l’accoudoir du canapé.) Un pistolet ! Et si vous ne sortez pas d’ici, je vais m’en servir ! Partez ! Et faites vite !

Je me levai à mon tour et je vis le perroquet. Il gisait dans un coin, le cou tordu. Mme Kevin courut en trébuchant vers la chambre à coucher et je gagnai la porte-fenêtre. Dans son état, elle était capable de tout.

Je suivis l’allée de gravier, sans m’inquiéter des empreintes de pas, et escaladai de nouveau la grille. Je dus rouler un moment, avant de trouver un endroit pour tourner. Je revins lentement. Karen Kevin était parvenue au bout de l’allée et était en train d’ouvrir la grille. Titubante, branlant de la tête, elle repoussait les deux battants.

Je ne pris pas le temps de voir comment elle s’en tirait. Je filai vers Hollywood. Il était presque minuit. Je garai la voiture dans une rue écartée et me rendis à pied au Top Ha.

Le portier ne me reconnut pas, la fille du vestiaire fit semblant de me reconnaître. Il y avait plus de monde, ce soir, plus d’ambiance aussi. La plupart des clients étaient en tenue de soirée. La vedette de la télé était encore là, et encore ivre. Elle avait tout de la pocharde, mais je n’avais pas le droit de la juger. Le barman me reconnut, mais ne me salua pas.

Une demi-heure s’écoula.

Je m’obligeai à boire deux whiskys pour sauver les apparences. Frascatti n’apparut pas, pas plus que Gloria Mason. Pendant que le barman s’occupait d’un couple éméché qui venait d’arriver, je gagnai rapidement la porte du bureau et frappai.

Pas de réponse. Je fis tourner la poignée. La porte était fermée à clé.

— M. Frascatti est absent, ce soir.

Derrière moi se tenait un serveur. Il avait le visage froid, mais pas méchant, et semblait simplement désireux de me renseigner. Il ajouta :

— C’est le soir où M. Frascatti sort, chaque semaine… Mais le sous-directeur sera là dans un instant, si vous voulez bien l’attendre.

Je hochai la tête et quittai le Top Hat.

Une fois dans le centre de la ville, je téléphonai au journal de Ted Wilson. On me dit qu’il serait là le lendemain matin, ce qui signifiait qu’il avait été réintégré. Je roulai encore un peu, arrêtai la voiture à une certaine distance de l’appartement de Bertha et fis le reste du trajet à pied.

Il y avait de la lumière dans le vestibule, mais la grande entrée était fermée à cause de l’heure tardive. Je ne trouvai pas l’habituelle rangée de boutons de sonnette extérieurs correspondant aux divers appartements. Il n’y avait qu’un bouton unique sur lequel j’appuyai.

Un homme en redingote sortit du bureau. Ce n’était pas M. Tribblestitch, mais il aurait pu être son frère jumeau. Il traversa le vestibule d’un pas glissant, mais n’ouvrit pas la porte. Il ouvrit un petit guichet, encastré dans le grand panneau vitré.

— Oui ? fit-il poliment.

— Miss Bertha Tweedy ?.

_ Elle n’est pas visible, monsieur.

_ Dites-lui que c’est Alan Dufferin.

_ Désolé, monsieur, mais elle a laissé des ordres précis.

_ Dans ce cas, donnez-moi son numéro de téléphone.

_ Je regrette, monsieur, mais c’est tout à fait défendu.

— Bonne nuit, dis-je.

Il me fit un signe de tête aimable, referma le guichet et regagna son bureau du même pas glissant.

Je traversai la rue, allumai une cigarette et levai les yeux vers la fenêtre éclairée de Bertha. J’aspirai la fumée en m’efforçant de réfléchir. Un grand type athlétique déboucha sur le trottoir d’en face, monta vivement les marches de l’entrée et appuya sur le bouton de sonnette.

C’était Hymie, le factotum de Bertha. Il parla à travers le guichet au frère jumeau de Tribblestitch. Je n’entendais pas ce qu’il disait, mais il semblait protester, à en juger par ses éclats de voix. Il finit pourtant par se résigner et partit. J’achevai ma cigarette et repris le chemin de la Résidence Ellesmere.

Je me demandais où je pourrais bien laisser ma voiture. Je ne voulais pas me faire repérer par ceux qui pouvaient me chercher. Je me décidai pour une petite rue discrète, montai à l’appartement et m’installai dans le noir, au fond d’un fauteuil usé, à suivre les jeux de lumière qui, alternativement, éclairaient la pièce en vert ou en rouge.

L’enseigne au néon s’éteignit à trois heures et demie du matin.